
Photo: Pierre Grise Productions
À ma grande honte, j’ai mal interprété les premiers travaux de Léos Carax, ancien prodige et chouchou des festivals, comme ceux d’un poseur dont le mépris pour la narration suggérait la sorte de cinéphilie la plus étouffante : le ciné-solipsisme. Il est peut-être solipsiste, mais ce n'est pas un poseur. C’est ainsi que Carax s’exprime, et il le fait sans un cliché gâché, impersonnel et non passionné. Son dernier film,Moteurs sacrés,est généralement déroutant, mais à tous les niveaux qui comptent, il s’agit d’un travail d’imagination libre – et libératrice.
C'est aussi une vitrine pour le formidable Denis Lavant, qui incarne Monsieur Oscar, un homme aux mille visages qui roule dans une longue limousine blanche (du nom d'Edith Scob) d'un travail à l'autre (en passant par le démaquillage et le dépendances), assumant divers rôles dans la vie de diverses personnes. (Son visage, plutôt mastic au repos, semble moins l'être sous le mastic.) On ne sait parfois pas clairement qui l'a embauché ni quelle est sa fonction ultime - ou, dans quelques cas, s'il a réussi ou échoué dans la tâche qui lui a été confiée. Situé dans un futur vague et plutôt dépersonnalisé,Moteurs sacrésémerge comme un cri d’intimité – vu à travers les yeux d’un artiste qui ne peut que remplir le vide de manière éphémère.
Parmi les imitations de Lavant et de Monsieur Oscar : une sorte de nain difforme et sauvage qui enlève un mannequin (Eva Mendes) et l'habille d'une burqa ; un guerrier ninja sur unStar Trek–un décor de type holodeck, son combat acrobatique avec une grande athlète féminine (Zlata) transformé ensuite via CGI en l'attaque (beaucoup moins intéressante) d'un dragon phallique ; un père récupérant sa fille adolescente maladroite (Nastya Golubeva Carax) et la réprimandant cruellement pour avoir menti innocentement ; un banquier super riche ; une vieille femme babillante ; un vieil homme sur son lit de mort dans une scène tirée (avec reconnaissance) deLe Portrait d'une Dame.C'est un assassin qui tue brutalement un sosie : son jumeau ? Son moi dans un univers parallèle ? Il est l'amour d'une femme depuis longtemps – Kylie Minogue ! – qui erre dans un grand magasin abandonné (les mannequins cassés abondent) et gazouille une chanson plaintive sur un enfant perdu. On renonce à relier les points – ou on devrait le faire, puisque cela ne réside pas dans la folie mais dans une surabondance de raison (le hobgobelin des esprits littéraux).
Lors d'une conférence de presse au Festival du film de New York, Carax, anti-expansif (il rayonnait d'inconfort), a déclaré qu'il avait été contraint, faute d'argent, de tourner en vidéo numérique - mais qu'il ne s'intéressait pas beaucoup à la cinématographie sur celluloïd depuis sa mort en 2003 de Jean-Yves Escoffier, avec qui il entretient sa relation artistique la plus intime. Je sympathise avec sa perte, mais à long terme, cela pourrait être libérateur pour Carax de penser moins à l'éclairage et à la couleur et davantage à la façon dont ses personnages habitent l'espace et se connectent – ou non – les uns aux autres. Ai-je mentionné à quel point le film est amusant ? Il y a une tendance ironique chez le Carax plus âgé, en phase terminale morbide mais à plus de moitié amoureux de l'effritement et du transitoire. DansSaints moteurs,il souhaite la mort d'une étoile.
Cette revue a déjà paru dans leNuméro du 22 octobredeNew York.