
Photo : Andrew Toth/WireImage
DansDeux jours, une nuit, la grande Marion Cotillard incarne une femme qui doit parcourir sa ville belge pour tenter de convaincre ses collègues de renoncer à leurs primes afin de récupérer son emploi dans une usine de panneaux solaires. Cela peut sembler une prémisse assez sèche pour un film, mais les résultats sont incroyablement pleins de suspense. C'est parce queDeux jours, une nuitest un film de Luc et Jean-Pierre Dardenne, les deux frères belges dont les œuvres se situent à la frontière ténue entre un drame socialement conscient, un réalisme sombre et une tension incroyable. Au cours des dernières décennies,les Dardenne ont bâti l'une des œuvres les plus acclamées et uniques de tout le cinéma. Ils ont été récompensés par deux Palmes d'Or à Cannes, pour 1999.Rosetteet les années 2005L'enfant. (Et compte tenu de l’accueil enthousiaste que chaque nouveau film semble susciter sur la Croisette, nombreux sont ceux qui pensent que le duo finira par remporter une troisième Palme sans précédent.)Deux jours, une nuitest un film majeur, très caractéristique de l'esthétique des Dardenne, mais il semble aussi orienter leur travail dans de nouvelles directions. Comment, exactement, les Dardenne parviennent-ils à créer des œuvres d’une telle résonance, d’une telle beauté et d’un tel suspense tout en restant fidèles à leur approche sobre et réaliste ? Et comment était-ce de travailler avec une grande star de cinéma ? Nous leur avons parlé à l'occasion de la sortie américaine de leur nouveau film.
Vous faites souvent appel à des non-professionnels ou à des inconnus dans vos films. MaisDeux jours, une nuitmet en vedette l’une des plus grandes actrices du monde, aux côtés d’acteurs moins expérimentés et de non-professionnels. Cela nécessite-t-il une approche différente lorsqu’il s’agit de diriger des acteurs ?
Luc Dardenne: Il y a deux choses. Lorsque nous travaillons avec un acteur professionnel, il doit laisser derrière lui son image d’acteur ; ils doivent abandonner cette idée d’agir. D’un autre côté, lorsque nous travaillons avec un acteur non professionnel, il doit abandonner sa propre image de soi – quelle que soit l’image qu’il a d’eux-mêmes dans la vie – derrière lui. C'est le premier point à l'ordre du jour dont il faut s'occuper. Quand Marion est venue travailler avec nous, nous avons répété cinq semaines. C'est au cours de ce processus de répétition que les différences entre professionnels et non-professionnels s'aplanissent. Cela permet à quelqu'un comme Marion de se fondre dans le reste du casting. Et elle était aussi extrêmement généreuse avec [les] acteurs, dont certains n’avaient jamais joué auparavant. Cela a donné le temps de supprimer cette image d'actrice d'elle, et cela a créé un climat de confiance entre tous les acteurs – cela leur a permis à tous de sentir qu'ils pouvaient faire des erreurs, faire des suggestions. C’est ainsi que je pense que nous sommes capables de créer une atmosphère « d’homogénéité ».
Bien entendu, une des conditions pour que cela fonctionne était que Marion soit d’accord. Elle a dit d’emblée qu’elle travaillerait dans notre contexte, dans nos conditions. Elle nous a dit : « Faites de moi ce que vous voulez. » Eh bien, c'est une chose de le dire ; c'est autre chosefaireil. Et elle a tenu parole. Je veux dire, elle s'est lancée dans le travail et nous a permis de travailler avec elle comme nous travaillons. Une actrice qui peut faire ça est une grande actrice, et c'était absolument fabuleux de pouvoir travailler avec quelqu'un comme ça.
Avez-vous déjà vu un acteur refuser de travailler de cette façon ?
Luc: Non, pas encore. [Des rires.]
Vous avez dit que vous aviez répété pendant un certain temps et que les acteurs se sentaient libres de faire des suggestions. Improvisez-vous beaucoup ? Comment se passe votre collaboration avec les acteurs avant de commencer le tournage ?
Jean-Pierre Dardenne: Tout d'abord, tous les acteurs ont le scénario avant le début de la répétition. Les acteurs principaux ont le scénario entier, les acteurs secondaires ont des parties du scénario. Nous répétons à peu près de la même manière que nous tournons : nous répétons en séquence. Et nous répétons vraiment avec le scénario. Nous restons proches de ce qui est sur la page. Les modifications qui interviennent tout au long du processus de répétition – parfois avec la complicité des comédiens, parfois non – sont en réalité un processus de simplification, de démolition de ce avec quoi on partait initialement. Mais sur le fond, le résultat final est vraiment proche.
Une chose qui me frappe toujours dans vos films, c'est cette question de suspense.Deux jours, une nuitest essentiellement un film à retardement, dans lequel le protagoniste doit accomplir quelque chose de critique dans un laps de temps limité. Et beaucoup de vos films – même s’ils traitent de sujets importants et sont des drames très sérieux – pourraient facilement devenir des thrillers. Est-ce une chose à laquelle vous pensez lorsque vous concevez vos films ?
Luc: On y pense toujours. Et ce n'est pas seulement une question de suspense, il s'agit aussi du fait que le spectateur est dans un état d'attente pour quelque chose – d'attendre et de ne pas savoir. Cela crée la possibilité d’avoir différentes hypothèses. Où le spectateur dit : « Est-ce que ça pourrait être ceci, ça pourrait être ça… » et cetera. Le spectateur est obligé d’imaginer ce qui peut ou non arriver au personnage. Nous essayons de surprendre le public avec quelque chose qu’il n’aurait peut-être pas imaginé. Nous réfléchissons donc constamment à cet élément. Le suspense qui est intrinsèque à tous nos personnages est le suivant : comment vont-ils sortir de l'impasse dans laquelle ils se trouvent ? Qu'il s'agisse de leur solitude, de leur maladie, ou de leur blocage social. Tout ce qui les piège. Comment vont-ils réussir à surmonter cette situation et à s’en sortir ? Le suspense est lié au fait qu’ils surmontent ces obstacles.
Et pourtant,Deux jours, une nuit, malgré tout son suspense, n'est en réalité qu'un film sur une série de négociations, généralement entre deux personnes. Comment avez-vous essayé de réaliser cette cinématique ?
Jean-Pierre: Ce que nous souhaitions à chaque rencontre avec Sandra [le personnage de Cotillard] et ses collègues, c'était que ce soit en une seule prise, car cela oblige le spectateur à le vivre en temps réel. Cela souligne cette expérience d’être là. Et en termes de direction, une des choses les plus importantes que nous avons faites a été de donner autant d'importance dans la prise de vue au collègue de Sandra qu'à Sandra. Très souvent, la caméra est entre eux. Oui, parfois ça bouge, mais nous l'avons gardé aussi limité que possible. Ainsi, en tant que membre du public, vous continuez à entendre cette phrase : « Mettez-vous à ma place ». Ou : « Que feriez-vous si vous étiez à ma place ? » Nous avons senti qu'en faisant cela, vous forciez le spectateur à se mettre dans cette situation et à se poser cette question : « Qu'est-ce quijefaire dans cette situation ?
J'ai aussi remarqué qu'il y avait très souvent des obstacles dans le cadre entre les personnages. Très souvent, Sandra parle aux gens à travers les ouvertures des portes, comme pour souligner son incapacité à se connecter.
Luc: Dans toutes nos rencontres avec Sandra et ses collègues, il y a des obstacles. Par exemple, on travaillait avec les tuiles. Ou encore en magasin, vous aviez les contenants de légumes. Et les ouvertures de portes, dont vous avez parlé. Nous avons également eu une scène dans laquelle nous avions deux couleurs différentes : un mur était en brique et de l'autre côté, là où se trouvait l'autre personnage, nous avions du marron. Il y a donc toujours quelque chose qui sépare les personnages dans les scènes. Et quand l'un des personnages dit qu'il va accompagner Sandra et voter en sa faveur, la séparation disparaît. Par exemple, dans la scène avec le footballeur, il tend la main et lui attrape la main par-dessus la clôture. Mais oui, nous sentions que la caméra avait toujours besoin d'obstacles lorsqu'elle suivait Sandra.
Ces personnages sont un peu différents de ceux que l’on filme habituellement, qui ont tendance à être plus marginalisés. Mais les personnages deDeux jours, une nuitpourraient facilement être considérés comme appartenant à la classe moyenne – ils ont ce qui pourrait être considéré comme un bon travail. Pourtant, beaucoup d’entre eux ne sont qu’à quelques chèques de paie avant de toucher l’allocation chômage.
Jean-Pierre: C'est vrai que cette fois nous avons fait un film sur des gens qui, plutôt que d'être en marge de la société, sontdansla société. Ils travaillent, ils vivent dans des maisons ou de jolis appartements. Mais ils ont des difficultés. Et c’est ce qui était si intéressant pour nous, parce que cela fait de leur choix un choix moral – pas uniquement un choix fait par désespoir. Et cela rend également le choix très difficile, quant à savoir où aller.
Pouvez-vous parler un peu du fait que Sandra se remet d'une récente crise de dépression clinique ? C'est rare que vous ayez ce genre de trame de fond dans un de vos films.
Luc: L'élément de dépression est important car il la rend plus vulnérable. Cela la rend plus fragile. Mais nous voulions célébrer la vulnérabilité et la fragilité, car elles sont à l’opposé de ce qui est préconisé dans la société d’aujourd’hui, à savoir la victoire du plus fort. En même temps, nous ne voulions pas expliquer pourquoi Sandra est déprimée. Nous voulions parler de la façon dont elle s'en sort. Mais c'est vrai : c'est la première fois que nous avons un personnage avec une histoire importante, qui laisse des traces et colore le film. Nous y avons donc fait allusion. Elle est avec son partenaire Manu depuis environ dix ans, et ils ont quelques enfants, et nous l'entendons dire des choses comme : « Le médecin a dit que tu étais censé prendre ces médicaments. Il dit aussi : « Arrête de pleurer », encore et encore. Cela vous donne une idée de ce que c'était avant. Ce sur quoi nous travaillions, c’était qu’elle devait surmonter tout cela – elle voulait s’en débarrasser. Mais nous ne voulions pas l'expliquer.
Vous êtes resté remarquablement fidèle à votre propre vision au fil des années : tourner dans les mêmes endroits, tourner les mêmes types de films. Vous avez remporté deux Palmes à Cannes et vous faites partie des réalisateurs les plus acclamés au monde. Quelqu’un a-t-il déjà essayé de vous attirer avec des projets plus ambitieux ?
Luc: Je ne me souviens pas avoir reçu un grand nombre de propositions ou d'offres. Peut-être aprèsLa Promesse. Nous avons reçu des offres pour réaliser des films dont le scénario était écrit, notamment un film américain. Mais nous avons toujours préféré faire les films que nous voulions, et le faire selon nos conditions et sur notre terrain. Mais après cela, il n’y a pas eu de flot de propositions ou d’offres.
Comment travaillez-vous ensemble ? Chacun de vous a-t-il des responsabilités différentes ou collaborez-vous sur tout ?
Luc: Nous faisons tout ensemble. Le seul endroit où il y a une légère division du travail est le processus d’écriture du scénario. Nous structurons et construisons l'histoire ensemble, puis j'écris. C'est la seule fois. Au niveau du casting, des décors, du tournage, du montage, tout ce que nous faisons ensemble.
Êtes-vous parfois en désaccord sur quelque chose ?
Luc: Non. Nous voulons tous les deux faire le même film. Ce n’est pas comme vouloir des gouvernements différents, ou l’un de nous veut du blanc et l’autre veut du noir. Nous venons tous les deux du même endroit et nous arrivons toujours au même endroit.