Les petites filles d'Henry Darger, le gros plan génital de Gustave Courbet, ou encore la représentation explicite de la fellation chez Picasso : on pourrait croire que nous avons dépassé le point où un tableau majeur d'un artiste de premier plan est encore tabou. Néanmoins,La leçon de guitare,de 1934, du comte (au faux nom) Balthasar Klossowski de Rola, mieux connu sous le nom de Balthus, est justement une œuvre interdite. Lors de ses débuts à Paris en 1934, il est exposé pendant quinze jours, couvert, dans l'arrière-boutique de la galerie. En 1977, elle apparaît pendant un mois à la galerie 57th Street de Pierre Matisse. Elle n'a plus jamais été exposée, comme s'il s'agissait d'un équivalent métaphysique de la maudite bande vidéo deL'anneaucela tue quiconque le regarde.

Dans soncritique de ce spectacle de 1977 dansNew YorkRevue, Thomas Hess a déploré qu'il « ne puisse pas être illustré dans les pages deNew York.» (Eh bien, les temps changent.) Hélas, vous ne le verrez pas non plus dans le scintillant « Balthus : Chats et filles », qui s'ouvre auMusée métropolitain d'artcette semaine. L'organisatrice de l'exposition, Sabine Rewald, est de loin la plus grande spécialiste de Balthus de tous les temps, et le thème et l'orientation de son exposition peuvent justifier son exclusion. Il reste donc, de manière frustrante et déchirante, caché à la vue.

Juste après l'exposition de 1977, Pierre Matisse propose de faire don de cette œuvre au Museum of Modern Art, et elle est même livrée au MoMA. Il est resté là, stocké, jusqu'en 1982, lorsque Blanchette Rockefeller, présidente du musée et grand donateur et collecteur de fonds, l'a vu et a exigé que le MoMA refuse le cadeau. Il est retourné à la galerie Matisse, où il a été vendu (à Mike Nichols), puis revendu encore et encore, pour finir avec le magnat du transport maritime grec Stavros Niarchos. Selon le biographe de Balthus, il l'a conservé dans « une chambre richement lambrissée, meublée comme des pièces à Versailles… [à côté] d'un conteneur king-size de Préparation H ». Il est décédé en 1996 et le tableau reste la propriété de ses héritiers.

Balthus est un artiste difficile. Odieux. C'est ringard. Rigide. Pourtant, en fusionnant une technique conservatrice avec des configurations surréalistes et des sujets puisés dans les profonds réservoirs de l'imagerie sadomasochiste et de l'érotisme, sa peinture est un monde à part. Je n'aime pas le travail de Balthus, mais j'admets que toutes les parties des meilleurs exemples sont chargées de quelque chose de sauvage, presque à moitié humain, d'un besoin de dormir, de rage, de frustration et de retenue. Qu'est-ce qui fait le bannissement deLa leçon de guitareCe n'est pas seulement si amer que le MoMA a été si près de posséder une seconde vision de la sexualité flagrante du tableau de Picasso.Les Demoiselles d’Avignon.C'est que, dans cette œuvre, Balthus a brisé sa timidité excessive, sa prévisibilité et sa théâtralité en appuyant sur des boutons, dépeignant une image vraiment mystérieuse et ouverte de nos amours étranges, étranges. Rewald est peut-être le seul érudit de Balthus qui aurait pu nous montrer ce tableau interdit sous son meilleur jour. Je suis désolé qu'elle n'ait pas contourné les règles de son émission et révélé cette déviation exquise.

*Cet article a été initialement publié dans le numéro du 30 septembre 2013 deRevue new-yorkaise.

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